Questions d'interprétation

 

Je n’avais jamais entendu parler de la tour de Matrera, datant du 9è siècle et située dans le sud de l’Espagne. Au mois de mars, cette tour est devenue célèbre grâce, ou à cause d’une intervention de restauration. Quelques titres à sensation ont attiré mon attention :

'What the hell have they done?' Spanish castle restoration mocked (The Guardian, 9 mars 2016)

Spanish castle restoration ridiculed after ‘disastrous’ repair project (The Telegraph, 10 mars 2016)

Il transforme un château médiéval en une vulgaire tour de béton (Le Point, 10 mars 2016)

Espagne. Après le "Christ défiguré, le "désastre" du chateau mauresque transforme un château médiéval en une vulgaire tour de béton (Ouest-France, 14 mars 2016)

Massacre à la bétonneuse d’une tour en Espagne (Batiactu, 15 mars 2016)

 

Image : La tour de Matrera, avant et après intervention par l’architecte Carlos Quevedo Rojas (source)

 

En recherchant quelques informations sur cet édifice, je n’ai pas trouvé grand-chose à part les multiples articles de presse aux titres racoleurs. Il semble donc qu’il ne s’agissait pas d’un monument très célèbre avant cette histoire. Sur Wikipédia, une ligne décrit l’édifice comme un château ; j’en déduis donc qu’il ne reste de ce château que la tour actuelle.

 

Il est vrai que l’intervention est spectaculaire, et je ne savais pas que l’on traitait les monuments en ruine comme les fragments archéologiques, c’est-à-dire en restituant les volumes manquants à l’aide d’un matériau de comblement « neutre », afin de constituer une « restauration perceptible », telle que la qualifie Eve Bouyer dans son intéressant article "Quelques pistes de réflexion sur la restauration perceptible des vases céramiques antiques".

 

Mais plus que le choix de restauration, ce qui m’a semblé intéressant, car symptomatique, c’est le traitement par des médias (non spécialisés) de l’événement, qui ne connaissent manifestement pas le domaine de la conservation-restauration du patrimoine et privilégient le sensationnel, tout en se copiant-collant les uns et les autres.

 

Tout d’abord, les articles ne détaillent pas vraiment l’état de l’édifice avant intervention. Ils précisent qu’elle a résisté aux attaques mauresques pendant plus de 1000 ans, mettant ainsi en avant sa solidité. Rien de plus, sauf qu’en 2013 de fortes pluies ont fragilisé ce monument de robustesse. Il est étrange quand même de penser qu’avant cette date, la tour se trouvait en parfait état : dans ce cas, comment de simples fortes pluies ont pu quasiment la mettre à bas ? On peut raisonnablement penser, puisque rien d’autre n’est dit dans les articles, que, comme beaucoup de monuments médiévaux, si aucune étude, aucune mesure de conservation préventive n’avait eu lieu avant ces pluies, cela laisse à penser que l’édifice était déjà en danger, et que les aléas climatiques n’ont pas arrangé la situation. On s’est donc retrouvé avec un édifice présentant d’énormes problèmes de structure, et comme tout bâtiment qui n’a pas été entretenu, le chantier de restauration est très important.

 

Evidemment, aucun article ne met en avant qu’il a bien dû y avoir en amont au moins une proposition de la part de l’architecte, et donc une acceptation de son projet par le maître d’ouvrage… Qui se défend des accusations portées sur son intervention en affirmant qu’il n’a fait que suivre les consignes données par les propriétaires et appliquer les règles de l’art : « consolider les éléments fragilisés, différencier la structure d’origine des nouveaux éléments, et redonner sa forme d’origine à la tour. »

 

En ce qui concerne le processus d’intervention, les journaux ne font pas dans le détail : « le château a été recouvert de ciment », alors qu’il apparaît clairement sur les photographies que le ciment (s’il s’agit bien de ce matériau, les articles parlent aussi de béton) agit comme support des pierres et qu’il est posé en retrait de celles-ci.

 

Et bien sûr, il fallait s’y attendre, comme il s’agit de l’Espagne, tous les articles comparent cette intervention d’un professionnel avec celle, pourtant incomparable, d’une vieille dame sur le Christ de Borja… Quelle originalité !

 

Enfin, comme il s’agit d’articles en ligne, il y a les commentaires des internautes. Nous en avons tous l’expérience : c’est souvent affligeant de bêtise. Eh bien cette fois-ci, ce sont plutôt ces commentaires qui rééquilibrent le débat, puisqu’étonnamment une grande partie d’entre eux loue le travail de l’architecte, et même de façon lyrique, comme ici sur le site Batiactu :

« Magnifique restauration. Un parti « affirmé » qui, comme un écrin exalte la forme et la structure d'origine. Le bandeau en « lévitation » qui contient un pan de mur détaché du reste de la structure et une idée remarquable. L'architecte a parfaitement respecté les contraintes législatives tout en s'inscrivant dans une démarche résolument contemporaine particulièrement dans le traitement du béton. »

 

Pour en finir avec cette polémique stérile, mettons plutôt l’accent sur une intervention très pertinente qui a été effectuée en Autriche sur le Heidentor, arc de triomphe romain du 4è siècle : après stabilisation des ruines, un simple dispositif optique permet au spectateur de « restaurer » lui-même le monument. Finalement, l’intelligence couplée à la pédagogie et à un travail de conservation préventive sur le long terme, n’est-ce pas la clef d’une intervention réussie, et le tout, avec une économie de moyens ?

 

 

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